LE CONVOITEUX ET L’ENVIEU
par Jean L’Horsain ©
d’après un fabliau
Un jour du temps, allaient par la campagne deux compagnons que seule l’envieuseté tenait unis.
L’un était grand benêt, immense et longiligne, qui n’était malin que pour convoiter un bien et se l’approprier.
L’autre était biscornu, ratatiné sur lui, regard par en dessous et voix de fausset. L’œil était pervers et dardait comme une flèche vers tout bien d’autrui qui lui faisait envie.
Ils battaient les chemins, s’aigrissant de concert sur le travail des autres qui ne leur plaisait guère, et sur leurs avoirs, qui leur plaisaient beaucoup.
Ainsi ils allaient, au gré des chemins creux.
« Vois comme sont les croquants : toujours à se plaindre. Rien n’est bon à leurs yeux, ni la pluie, ni le beau temps, et pourtant vois leurs récoltes comme elles ont profité et de l’une, et de l’autre en leur temps. Ce n’est pas à nous, pauvres manants, qu’ils donneraient le centième de ce que leur donne le ciel. Leurs murs sont cossus, et leur vie, par derrière, y est à l’aise. Il n’est que de regarder la vastitude de leur panse! Et cela s’inquiète du ciel, et cela s’inquiète de revenus qui baissent car le blé est au plus bas...Que dirions-nous, les modestes du pécule ?
- Mais Archy, nous n’avons pas de pécule...
- C’est bien pour ça qu’ils pourraient partager, tous ces grippés de la bourse ! C’est comme ces ouvriers qui ne cessent de se plaindre de leur emploi. Nous plaignons-nous du nôtre ?
- Mais Archy, nous n’avons pas d’emploi !
- C’est bien pour ça qu’ils me font bien rire, tous ces éternels mécontents, et surtout, c’est bien pour ça que je n’en veux pour rien au monde, de leur travail dur et salissant qui ne rapporte pas un kopeck !
- Là, Archy, t’as bien raison. S’ils ont trop de sous, qu’ils nous en donnent, à nous autres, les pauvres gueux, et qu’ils arrêtent de râler .
- Et ce soleil qui nous idiot de ses rayons, crois-tu que ce n’est pas de l’énergie gaspillée, avec toute la misère du monde dont nous sommes les meilleurs représentants...
- Ça c’est bien vrai, Archy.
- Ne coupe pas mes élans oratoires lorsque je parle, veux-tu ?
- Oui, Archy. »
À cet instant, au détour du chemin, arrive messire saint Martin sur son fringant destrier. À sa droite, l’épée tranchante, à sa gauche, la cape d’écarlate pour couvrir le miséreux.
Il arrête sa monture.
« Sapristi, mais c’est ce bon saint Martin, s’exclame le convoiteux. Vois comme il est bien monté !
- En effet, bon saint patron des Gaules, comme vous voilà chaussé ! Messire, comme vous allez beau ! Décidément, l’armée ne recule devant rien quand il s’agit d’équiper ceux qui déciment le pauvre peuple. Et qui c’est qui paye tout ça ? Je vous demande un peu, c’est nous autres, aveque nos impôts !
- Mais Archy, on ne paye pas d’impôts !
- Ah ben heureusement, avec tout ce que l’état gaspille à équiper ses soldats, y f’rait beau voir ! C’est à s’en retourner dans sa tombe !
- Mais Archy, on n’est pas encore dans notre tombe, vu qu’on est encore bien vivants tous les deux !
- Ah ben heureusement que lui pis ses semblables nous ont pas encore tués, pauv’manants qu’on est ! On nous a déjà tout pris...
- Mais on nous a rien pris, Archy, vu qu’on a jamais rien eu !
- Justement, on nous a pris tout ce qu’on aurait dû avoir et qu’on a pas. Si y a des riches, c’est sur notre dos d’laborieux. Des « pue-la-sueur », voilà ce qu’on est pour eux : des « pue-la-sueur »
- Ça, c’est bien vrai alors! Avec ce soleil de riche, qu’est-ce qu’on sue alors !
- Mais ce bon saint Martin, avec sa mauvaise conscience de tueur à gage, de mercenaire, il va bien nous faire un petit cadeau avant de nous quitter pour aller massacrer joyeusement des pauvres types qui l’ont pas invité à venir chez eux, vous qui êtes si bien avec le Bon Dieu ? »
Le bon saint vit bien la perversité des deux compères. Il décida de les punir, et leur fit la proposition suivante :
« Mes bons amis, je comprends la justesse de votre raisonnement, et vais user avec vous de la même logique. Voici ce que je vous propose : le premier qui me demandera quelque chose, n’importe quoi, aussi énorme soit-il, je le lui accorderai. L’autre aura alors le double . »
Aussitôt les deux compères de se précipiter :
« Ah, bon saint de chez nous, donne-moi un immense tas de ... »
« Saint Martin , accorde-moi sur l’instant un milliard de ... »
Mais tous deux s’arrêtèrent. Lentement, ils tournèrent la tête et se regardèrent :
« Après toi mon bon ami, dit le convoiteux, mielleux.
- Certes non, n’es-tu pas mon maître, ô mon ami, demande, je t’en prie.
- Que nenni, je n’en ferai rien, montre-moi la sagesse de ton désir.
- Allons, trêve de minaudages et de ronds de jambe. Parle ! Que veux-tu ? trancha l’envieux de sa voix aigre.
- Ah... traîna le benêt de convoiteux, récalcitrant à donner à son compère le double de son avoir, et le convoitant déjà, eh bien... bon saint Martin... Prends-moi un œil, tiens ! »
Maintenant, si vous rencontrez dans nos campagnes ces deux aigris, vous ne croiserez qu’un borgne, affublé d’un aveugle.